L’ouvrage que je souhaite partager avec vous aujourd’hui n’est choisi au hasard. C’est l’œuvre de notre sœur Farida dont nous sommes très fiers. Je souhaite qu’un jour, TIMLILTH-IB trouve les moyens de lui rende hommage pour tous ce qu’elle fait pour la culture N’lejdhoudh. Le premier texte est la présentation de l’ouvrage faite par son éditeur. Le second est une critique publiée dans un site spécialisé. Cet ouvrage est à procéder, son prix est très abordable et il est disponible. Je ne peux rien rajouter a ce que les spécialistes ont écris, sinon que de vous souhaiter bonne lecture.
Lmouloudh
Farida Aït Ferroukh – Cheikh Mohand, Le souffle fécond
Un siècle après sa mort, Cheikh Mohand s’écoute encore – et sa parole toujours éclaire. Un tel constat est le fil d’Ariane de cet ouvrage retraçant le parcours du saint homme puis examinant une ample moisson de ses dits pour interroger la place éminente qu’ils conservent dans la culture kabyle, en Algérie ou dans la diaspora. Syncrétique, le verbe de Cheikh Mohand ourdit des motifs soufis, des éléments de théologie musulmane, mais d’abord prend mèche dans la toison vernaculaire de la Taqbaylit. Cette vision du monde, menacée de disparaître lors de la sévère répression coloniale du soulèvement de 1871, aura été, peut-on risquer, sauvée par le Cheikh. Voyons-le, à travers ces pages, s’ériger en un personnage-événement qui croise la figure récurrente du Maître en terre d’islam et la posture risquée d’un moderne dispensateur de sens. Mais alors, en des temps non-moins troublés, cette œuvre ne féconderait-elle pas aussi l’entreprise de l’auteur-compositeur-interprèt
Farida Aït Ferroukh est originaire d’Ighil Bougni dans la Kabylie du Djurdjura. Docteur en anthropologie, elle a enseigné l’ethnologie à l’université d’Aix-Marseille I et donne aujourd’hui des cours à Paris VII. Coéditeur avec Nabile Farès, de l’anthologie Effraction. Poésie du tiroir (1993); elle a contribué à l’édition du dernier travail du regretté Tahar Djaout (La Kabylie, photographies de A. Marok, 1997) et continue de donner des articles dans la grande presse et les revues spécialisées.
Article de Camille Lacoste-Dujardin
Farida Aït Ferroukh – Cheikh Mohand, Le souffle fécond.
Les penseurs kabyles commencent, depuis peu, à être connus hors du cercle de leur propre culture grâce aux travaux de chercheurs inspirés par leurs œuvres demeurées en grande partie confidentielles. C’est que, savants d’une culture orale, populaire, régionale et souvent hétérodoxe, ils n’ont que trop longtemps souffert de la prédominance des autres cultures : écrites, savantes, centralisées et orthodoxes ; ce fut là une perte considérable pour l’identité maghrébine et la richesse de sa production culturelle. Farida Aït Ferroukh ose contribuer à faire connaître l’un de ces penseurs kabyles, stimulée par la forte personnalité de l’un de ceux que l’on nomme amusnaw, « savant et sage », qui fut aussi un guide, un témoin et un saint révéré à travers toute la Kabylie tant fut large et influente sa valeur en l’époque agitée des débuts de la colonisation.
Car l’œuvre de Cheikh Mohand ou Lhoussine est le fruit de la rencontre d’un personnage et d’une conjoncture en effet tous deux exceptionnels (après la dernière révolte de 1871), suscitant un bouillonnement d’idées dans lequel la parole et les réflexions d’un sage ont été reçues comme autant de baumes et de bienfaits par des hommes et des femmes emportés par les troubles de ces temps difficiles.
C’est à l’analyse critique de l’ensemble de ce discours littéraire oral, inspiré et poétique, que Farida Aït Ferroukh convie son lecteur. Il s’agit donc d’une tentative de traduction et de transmission dans notre système de pensée européen d’un autre système de pensée, d’une autre culture, dans toute son effervescence circonstancielle. Cet effort, en procédant à une « ethnographie interactive », autorise l’accès à une réflexion profonde, aux métaphores élaborées, à la beauté d’une langue remarquable, au contenu d’un discours et à la rhétorique du saint soufi et mystique, une des figures les plus marquantes, avec le poète Si Mohand, de la culture littéraire kabyle.
Profondément ancrées dans cette culture, les paroles de Cheikh Mohand ou Lhoussine sont aussi un témoignage de la spécificité de l’islam kabyle, représenté par ce saint homme, savant de culture locale, non scripturaire, indépendant des pouvoirs politiques et s’en montrant volontiers opposant. C’est l’expression d’un noble amrabed, « marabout» (de lignage religieux), affilié à la plus célèbre confrérie kabyle, la « Rahmaniya » (tahremanit), qui s’inscrit en faux contre le pouvoir colonial. Ainsi nous est-il donné de suivre l’itinéraire de ce cheikh : son initiation auprès de plusieurs autres savants en différents lieux, les miracles et prodiges qu’il a accomplis, ses visions, prémonitions, ses dons de guérisseur et de visionnaire. Des comparaisons avec d’autres saints musulmans montrent les ressemblances et analogies de ce parcours de type soufi suivi par Cheikh Mohand. Car il fut saint et prophète, doué d’une sainteté à la fois héréditaire, initiatique, intime, prophétique, en un mot : soufie. L’abondance des textes recueillis de la bouche de ses fidèles, hommes et femmes, l’étude de ses thèmes favoris, de sa langue, permettent d’apprécier et de comprendre la production culturelle de ce « maître du sens ». La fécondité de cette parole heureusement conservée se retrouve chez des chanteurs et poètes contemporains comme At Mangellet. Ainsi Farida Aït Ferroukh démontre-t-elle combien la culture kabyle « redoutablement conservatrice » est aussi, selon sa propre expression, « prompte à l’adaptation ».
Nul doute que la lecture de cet ouvrage confortera les Kabyles dans la légitime fierté qu’ils tirent de leur culture et qu’elle transmettra aux non-Kabyles la profondeur et les qualités hautement philosophiques et poétiques des élaborations de ces grands penseurs de la culture berbérophone.
Camille Lacoste-Dujardin, Farida Aït Ferroukh, « Cheikh Mohand, Le souffle fécond ». Volubilis, 2001, 181 p., Études rurales, 165-166 – Globalisation et résistances, 2003