Cela fait quelques jours que je contemple cette photographie, confiée par les bons soins de Timlilith-IB, je la scrute en la sommant de me révéler quelque secret. J’ai beau insister, elle reste muette tout en me parlant à sa manière. Des scénarios de toutes sortes s’imposent et se bousculent dans ma tête.
Hormis les hommes qui sont clairement identifiés, aucun nom de femme ne m’a été transmis. La résolution n’étant pas très bonne – la photo a été scannée à partir d’une sortie papier -, j’ai beau agrandir les visages, je n’arrive à reconnaître personne. Comment le pourrais-je puisqu’il s’agit d’un moment où je n’existais même pas ?
A force de persévérance, je finis par reconnaître Nouara Oumokrane, Newwaṛa Umeqq°ran (At Umeẓyan), c’est la femme de grande taille à proximité de la chèvre (taɣaṭ) peut-être est-ce la sienne ? C’est un bon début.
Deux ans avant le déclenchement de la guerre, c’est la fête au village, d lɛid, celle-ci dure deux jours : ass n teswiqt, d wass l_lfetṛa. Les garçonnets, en âge de le faire, ont sans doute effectué, la veille, leur « premier marché » autrement dit, leur première sortie au lieu dit. Pour les féliciter, les amis des pères concernés ont dû glisser dans le capuchon des petits burnous des billets d’argent, après les avoir vidé des beignets que les mères ont pris soin de déposer le matin à la maison. C’est aussi l’occasion de la première coupe de cheveux. Pour la circonstance, une tête de boeuf est achetée afin que le futur mâle devienne une tête.
En scrutant attentivement les habits féminins, on s’aperçoit que le costume est passé, apparemment, à la robe kabyle de manière définitive. Aucune femme n’est vêtue de l’axellal – vêtement pan-berbère tissé et fixé au niveau de la poitrine par deux fibules en argent. Quelques vieilles femmes maintiennent encore la coiffe traditionnelle. Une jeune femme a mis, pour la circonstance, de jolis atours, ou alors est-ce une jeune mariée ?
Côté hommes, les bérets côtoient les chapeaux de paille. Un jeune homme arbore fièrement son abeṛnus « burnous » tout en jouant avec, tandis que les adultes le portent de manière codifiée : dda Lɛaṛbi At Bakir (Larbi Méziane) yebb°i t f tayett « il le porte replié sur l’épaule » et Ameqq°ṛan Uciɛa (Amokrane Aït Chea) yettel tuyat-is yes « il a couvert ses épaules avec ». Autant de techniques diversifiées du port de ce vêtement séculaire et masculin par excellence.
Une villageoise lève les bras au ciel, en direction de Yemma Lmiṣuṛa, taquine t-elle quelqu’un ? Lance t-elle une malédiction en portant à témoin la sainte ? Pas le jour de l’aïd tout de même ?
Les bêtes, si précieuses, qui vivent avec les montagnards sous le même toit sont aussi de la partie : si la chèvre se remplit la panse, il n’y a pas de répit pour l’indispensable âne, corvéable à merci.
L’aïd, c’est la fête de tous : des plus démunis comme des plus aisés :
Avait-on allumé, la veille, un grand feu de joie comme c’était la coutume alors en Kabylie, pour annoncer aux villages voisins la fin du jeûne et l’imminence de la fête ?
Si cette photo donne un aperçu du rituel festif kabyle, elle fait également un arrêt sur image en nous restituant un moment particulier de la mémoire villageoise. Ce qui frappe d’emblée, c’est la présence des iḍebbalen, « les musiciens traditionnels ». C’est une exception pour un jour de fête religieuse. Cela dit, il semble qu’un père de famille ait choisi ce jour-là précisément pour fêter, avec la communauté, un événement heureux, probablement une circoncision ou une naissance très attendue. On y reconnaît les défunts Jeddi Muḥend Ssaɛid (à la flûte) et Jeddi Beẓẓi (guérisseur et tambourineur du village auquel succèdera son fils Muḥend). On s’attendrait à les voir « frapper » sur la place principale du village, près de tajmaɛt, ou alors à Lemɛinṣṛa At Wadda, il n’en est rien. Les réjouissances ont lieu au cimetière, le choix du lieu n’est pas anodin.
Sur la photographie, des femmes, des hommes, des enfants, en bref, l’ensemble des villageois vivants à proximité des autres villageois morts. Le village, composé de plusieurs familles dont chacune descend d’un ancêtre, est la réplique du cimetière, village des morts comme pour rappeler la prégnance des aïeux. Eh, oui, ceux-là on ne les oublie jamais et surtout pas le jour des fêtes dites religieuses ou agraires.
« Les morts sont constamment là, à nos portes, témoins de nos gestes, de nos paroles, de nos secrets. » écrit Mouloud Feraoun dans La terre et le sang (1953 : 115).
Très tôt, ils nous rendent visite : ils reviennent dans leurs demeures et il est souhaitable que celles-ci soient ouvertes pour les accueillir, remplies de tous les descendants, ce qui les rend particulièrement heureux, surtout s’ils sont en paix.
Mais les vraies retrouvailles se font au cimetière et celui-ci est souvent situé, en Kabylie, à l’entrée du village ou à sa sortie.
La nuit, vers trois heures ou quatre heures du matin, le village se réveille peu à peu. Des essaims de femmes s’engagent dans les ruelles ; elles tiennent toutes à la main des bougies ou des lampes allumées, portent des plats de nourriture et se dirigent au même endroit. Chacune s’oriente ensuite vers le carré de son groupe d’appartenance. Les femmes s’asseyent sur les tombes avec une certaine gravité tout en se déchargeant du repas du mort : couscous, beignets, aɣrum t_tmellalin « du pain traditionnel avec des oeufs », timsemmnin « carrés de pâte feuilletée », parfois aussi du café. Quelques cuillères sont déposées sur les dalles et avec ferveur, dans l’obscurité, les femmes communient avec les âmes des êtres disparus.
Après le repas, elles se recueillent sur les tombes des parents des amis ou des voisins et, en silence, mangent quelques cuillères du plat qui y est déposé.
La force du lieu est saisissante, elle nous rappelle que là est la véritable demeure (d axxam n taggara), celle qui accueillera un jour nos dépouilles.
« Tu vois, je suis vieux. Ma place est là, à 50 pas. Parfois, il m’arrive de m’imaginer sous la dalle entouré de tous les anciens et sentant vivre les jeunes. Oh ! Amer, notre terre n’est pas méchante. Nous en sortons et nous y retournons. C’est tout simple. Elle aime ses enfants. Quand ils l’oublient trop, elle les rappelle. Cela aussi, tu le sais, n’est-ce pas ? » Dit Ramdane, ancien mineur, à Amer qui rentre définitivement de France (idem).
Ainsi, avant que le jour ne se lève, une visite est d’abord rendue aux ancêtres vers lesquels on revient plus tard (deg_g°zal) afin de les faire participer aux réjouissances, semble nous raconter la photographie. Celle-ci souligne avec force que morts et vivants sont intimement liés et ce n’est pas parce qu’on ne les voit pas qu’ils ne sont pas parmi nous. Mouloud Feraoun nous les décrit se promenant dans les villages et s’installant même à leur place d’autrefois.
« A la djema, il n’y avait pas un chat (…) Cette impression de repos, Amer la ressentit d’aussi loin qu’il vit la djema, mais lorsqu’il y arriva, il s’y mêla quelque chose de lourd, de pénible et de triste. Et il pensa malgré lui à tous ceux qui passèrent par là, qui eurent l’habitude de s’y tenir, pour qui cette djema représenta toute une vie publique : les anciens qui la bâtirent et ne connurent ni le café-maure, ni l’émigration saisonnière ; puis, plus près, les grands-parents qui n’avaient d’autres distractions que d’aller s’y réunir après la journée laborieuse. Pour ceux-là aussi, la djema était un noble lieu où chacun avait la place et l’importance qu’il avait su conquérir.
Tous ces gens-là, qui étaient morts, dont on avait perdu le souvenir, il les sentait sur les bancs, à leurs places habituelles, invisibles. Leur présence l’étouffait. Ils reprenaient possession de leur bien, ce bien qu’on dédaignait un peu, à présent » (ibidem : 190).
La pensée berbère est fondée sur ce qu’on appelle de nos jours le transgénérationnel : morts et vivants sont en interconnexion permanente, et les seconds tiennent à honorer et apaiser l’âme des premiers. Amer le sait et lorsqu’il traverse l’assemblée du village, on vient de le voir, cette vérité s’impose à lui.
En outre, si l’amour, l’honneur et le respect sont des lois qui sous-tendent les relations d’une même famille à travers plusieurs générations, certaines règles qui la régissent ressemblent à des commandements : tout ce que nous commettons comme forfaits, les descendants en pâtissent (yettuɣal deg_g°ara n wara). Lorsque nous désobéissons à ces lois, un tribut nous est exigé d’où l’importance de faire la paix.
Le choix était donc pertinent : le cimetière est un lieu hautement significatif. On imagine la musique, les danseurs pas très loin, le villageois de dos en était peut-être un ? Pour la circonstance, il fait parler la poudre et c’est probablement la dernière fois que les coups de feu, accompagnés de cris de joie des femmes, sont tirés dans ce lieu. Quelques mois après cette fête, ils seront remplacés, pour de vrai, par des tirs de guerre qui coûteront la vie à l’un des futurs maquisards qui figure sur la photo, Yidir At Ssaɛid, Idir Aït Chellouche à l’état-civil, (deuxième à partir de la droite) arrosant ainsi de son sang, la terre des ancêtres.
Document visuel d’une grande importance, cette photographie, vieille de soixante ans, a fixé à jamais un moment de la vie du village, parce qu’après, plus rien ne sera comme avant.
Farida Aït Ferroukh
Septembre 2012
N.B : D’après l’auteur de cet article et renseignements pris, la photo prise en 1952 et illustrant son commentaire concerne bien «l’Aïd Tamechtouḥt» .
Nous joignons ici la version originale de l’article en PDF tel que remise par Farida et que Timlilith-IB remercie chaleureusement pour sa contribution.
L’aïd au village (IB 1952) – Article tel que reçu de l’auteur
Lɛid tasaɛdit tamerbuḥt qeccuc meccuc…
Lɛid aseggas-a d lexmis, Cette année, l’aïd est un jeudi
Ṛwiɣ tteryis Pris dans la fanfare
Tḥuza-yi lɣerba, nennum. L’exil ne m’a pas épargné.
Ǧǧiɣ tamurt s yidis Quitté mon pays à contre-cœur
Nufeg, ur nris Instable dans notre œuvre
Ur nɣill ma akk-a ara tdum. Nous ignorons quand la fin.
Que reste-t-il de cet évènement à Ighil Bougueni ou bien en terre d’exil?
Comment voient et vivent l’aïd les enfants d’aujourd’hui?
Est-ce qu’il y a eu timecreḍt (fête purificatrice, cathartique) cette année au village?
Vous souvenez-vous de « Awi-d ayla-w, eǧǧ-iyi aylaw, lqahwa fiḥel… »? Sillonner en meute (garçons et filles) tous village très tôt le matin. Un sac à la main, nous tapions aux portes en quête d’offrandes. Qui nous donnait aɣrum, qui, des oeufs, qui, des bonbons, des noix, des gâteaux faits maisons, des biscuits,… pour finir notre course au petit jour à tajmaɛt ou bien un azrib. Là nous comparions, troquions et échangions une partie de notre butin festif.
Je lance un débat sur cette question pour échanger nos façons de VIVRE ce jour communautaire ET pour trouver un meilleur profit à tous, surtout la jeune génération. Comment pourrions-nous le moderniser ou l’adapter à notre vie citadine?
Bonne fête encore.